Les icônes du quotidien

 

Jacques Aslanian n’a pas besoin de courir le monde pour savoir que le monde est en danger. Il lui suffit d’aller à deux pas de chez lui, de regarder les berges de la Seine, et de se souvenir : “Autrefois, ici, il y avait de l’herbe et des plages. Une guinguette, près du pont suspendu d’Alfortville. C’était comme la Côte d’Azur…” Il se souvient aussi des vaches qui broutaient sur ce qui est devenu une sorte de voie rapide.
La technologie, c’est le diable ! Regarde ces autos, ces camions, ces grues, ces grands immeubles muets : ce sont des signes.” Il soupire et, comme en aparté, ajoute : “… des fissures.”

Le peintre parle peu. Il écoute France-Musique ou France-Culture pendant qu’une énorme pomme de terre cuit dans une casserole minuscule. Ses volets de fer sont clos, à cause du bruit. Une habitude : il n’y a pas si longtemps, le tramway passait sous ses fenêtres. Les rails saillent encore sous l’asphalte.

Comme son père, Aslanian a travaillé dans la confection vestimentaire et la fabrication des chaussures. Il en a gardé le sens du produit fini, mais aussi l’horreur du travail répétitif et aliénant. Pourquoi peint-il ? Parce que c’est le métier dans lequel il se sent bien. Il aime être seul avec ses images. Si vous l’interrogez sur le format de ses toiles, il vous dira : “J’aime ces grandes-là, car elles sont à peu près à ma taille…”
Il chante quelquefois. Des refrains de Pierre Mac Orlan ou d’anciens couplets du folklore arménien. Il lit des livres de sagesse tao ou bouddhiste. Il ne se raconte pas. A moins que le climat ne s’y prête et que, porté par une image choisie, il ne se ressouvienne d’avoir été machiniste au théâtre ou figurant dans un film de Bresson. Il a aussi visité des oncles à Buenos-Aires et à San Francisco, et cela vous vaut des histoires qui ressemblent à sa peinture : une vision iconique du malheur. Une version drolatique des gens.

Son éducation “orientale”, avec une mère-poule et un père perdu dans son exil, lui a donné cet air d’éternel orphelin. D’autant plus timide qu’il est fier, il lui arrive de se déclarer “illettré”, pour éviter une conversation ou d’autres aveux. Il se considère maladroit et pas chanceux.
De l’événement qui a le plus marqué sa vie d’adulte, il ne dit presque rien “Mon père est mort de tristesse — De tristesse. Oui, il a vu partir tous ses copains, tous ceux qui partageaient sa langue, sa table de bistrot, et un jour, il s’est couché : il n’avait plus le goût de vivre.”

Aslanian attribue son insuccès à sa tristesse. Il lui arrive alors de rehausser ses camaïeus de couleurs vives. Ce changement de palette lui réussit, mais probablement pas dans le sens où il l’entend lui-même son humour demi-deuil n’en est que plus apparent.

Difficile de tricher avec les sentiments. Difficile d’échapper à “son” monde. Et puis, voyez-vous, ce qui fait la beauté de l’art d’Aslanian, ce n’est pas le sujet. Ni l’ambiance. C’est plutôt, vous l’aurez compris, la modestie, la maladresse, la malchance, le sens du fini, la matière. Car si vous regardez bien, en faisant abstraction des anecdotes, vous verrez que ce qu’il peint tient debout et fait univers. Loin d’être un naïf, qui postulerait à l’académisme et ferait de sublimes erreurs, son métier vient du dedans. Il a, en même temps, le goût de la catastrophe et le sens de l’équilibre.

Cela fait un grand peintre, assurément.

Jacques Meunier

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