Propos recueillis par Michel Moglia le 4 janvier 1993, Revue de la Céramique et du Verre, n°69, mars/avril 1993

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Comme les autres réfugiés politiques arméniens, mes parents avaient transporté leur pays à Alfortville. C’était pour la plupart des orphelins qui s’étaient groupés là pour partager leur peur.

A douze ans, je suis rentré dans le monde des adultes. Il me fallait apprendre un métier qui me ferait vivre. Chez les Arméniens, à l’époque, le choix était simple : on pouvait devenir soit tailleur, soit bottier. Mon Maître n’était pas tendre : si j’avais deux minutes de retard, il m’attendait, menaçant, un marteau à la main. En fait, ce n’était pas méchant, la tradition l’obligeait à dresser l’apprenti, à lui apprendre le respect du travail. J’ai conservé de ces cinq années passées dans la chaude odeur du cuir, le souci de la parfaite finition pour l’œuvre entreprise.

Pourtant, je me sentais alors dans un univers de fous. Le monde des adultes, terrible, me glaçait. Je ne cessais de me poser des questions : pourquoi vivre ainsi ? Où se cache le bonheur sur une terre pareille? L’envie du suicide me frôlait parfois.
J’ai donc été bottier jusqu’à l’âge de vingt ans. Comme tout se faisait à la main, même le fil à coudre, c’était déjà comme une forme de sculpture. Il y a aussi une grande richesse de matières dans le cuir.

Puis le hasard m’a fait découvrir un livre consacré à la vie de Van Gogh. En lisant cette histoire, j’avais l’impression que s’ouvrait un coin de ciel bleu dans mon horizon bouché. Drôle de type ce Van Gogh, capable de tout abandonner pour se jeter dans la peinture. Quelque part en moi s’est construite une sorte d’identification qui m’a permis d’agir.

Alors, timidement, caché au fond de ma cave, j’ai commencé à dessiner. J’avais honte car on m’avait toujours expliqué que j’étais idiot. Je ressentais surtout la peur d’être découvert, et puis jugé. En fait, j’ai réellement commencé à peindre vers les trente-cinq ans. Pour vivre, je faisais de la confection. Je m’efforçais de vendre des robes sur les marchés. Déjà, mon apprentissage ne me servait plus à rien car la chaussure industrielle submergeait le marché. En réalité, je faisais tout pour m’évader du ghetto arménien. Je suivais tous ceux qui me paraissaient différents. Je me souviens de mes amis drogués qui se faisaient sermonner par mon père parce qu’ils fumaient en utilisant du papier. Avec la pipe à eau, fumer en Arménie relevait d’une culture, d’une tradition établie sur des règles strictes.

La tristesse était mon univers. C’est la peinture qui m’a construit. La sculpture, la peinture, ce sont des épreuves qu’il faut surmonter chaque jour par le travail, car on sent très vite ses propres limites. Et le doute envahit la tête : ai-je vraiment quelque chose d’authentique à exprimer ? Pourtant, il y a là une forme d’espoir bien plus passionnante que la simple fuite dans la drogue et la chute physique.

Ce travail créatif a repoussé les ombres qui me cernaient. J’étais au monde pour parcourir un chemin, sans doute difficile, peut-être même pour matérialiser une soif de beauté. Un autre hasard m’a fait rencontrer Alain Girel à l’Académie du Feu, dirigée par le sculpteur Laslo Szabo. Alain avait des projets dans le midi. Je l’ai presque aussitôt suivi à Valaurie et là, entre deux tas de gravats car il fallait réparer la maison en ruine, les deux frères m’ont initié à la technique du colombin. J’ai rapidement aimé la terre. Lorsqu’on la travaille, à la différence de la peinture, plus intellectuelle, tous les muscles fonctionnent, les bras, les mains, les doigts. La relation s’équilibre parfaitement entre l’esprit, le corps et la matière.
Aujourd’hui, j’alterne donc tout naturellement la peinture et la sculpture.

J’avais vite compris que la terre subit d’énormes contraintes dans le four. J’ai donc appris à bien la souder, à éviter les bulles et les différences d’épaisseur. Finalement c’est une technique demandant une grande adresse manuelle qui me rappelle mon apprentissage. A l’époque, j’avais été secoué de m’apercevoir que, même après cinq années de formation, je n’arrivais pas à la cheville des maîtres bottiers qui réalisaient de véritables prouesses avec le cuir. C’est pourquoi j’apporte toujours à mes sculptures — comme à ma peinture — un soin extrême.

Par contre, je ne ressens aucun attrait pour les problèmes de cuisson. J’ai actuellement la chance de pouvoir apporter mes pièces chez Claude Champy. Il accepte de les cuire à haute température, dans ses fours, car je crois qu’il apprécie mon souci de perfection. Je l’ai rencontré au Symposium de la Terre, organisé par Alain Girel à La Borne. Je connais davantage de céramistes que de peintres. C’est un monde affectif formé de gens soudés par l’usage de techniques délicates.
L’utilisation d’un four me dépasse car je ne suis pas porté vers la manipulation de boutons à régler. Je parviens difficilement à faire fonctionner le téléviseur que je viens d’acheter.
Même faire un chèque représente pour moi une aventure ! Je préfère sculpter un mouton !

Tout de même, c’est honteux de travailler la terre sans pouvoir la cuire j’aimerais bien posséder un jour un petit four intime, chez moi, pour y enfourner parfois de petites sculptures…

Dans mon travail, l’inspiration s’organise souvent inconsciemment. Je cherche surtout à y mettre du sentiment. Je réalise d’abord une femme, et je sens qu’il manque quelque chose. Alors vient l’enfant. Puis des questions se posent: que se passe-t-il entre une femme et son enfant ? Mais l’affaire se complique car on ne fait pas non plus ce que l’on veut avec la terre : on dresse une forme et elle s’effondre en douceur. Je sollicite la terre dans sa simplicité, sa réalité brute. Mais je dois également contourner les difficultés parce que j’ai des envies fortes qu’il me faut absolument faire passer.

J’aimerais que tout s’accorde : deux têtes, deux regards qui se renforcent l’un l’autre. Mettre un bébé dans un pot, c’est aussi une manière d’éviter de montrer un petit corps qui n’apporte rien à l’histoire que je souhaite raconter. Le pot, c’est aussi la poche marsupiale qui me rappelle beaucoup de souvenirs, comme, par exemple, la cérémonie du baptême.

Lorsque j’avais participé à l’exposition Figuration Terre je me sentais encore l’envie de régler quelques comptes avec la société. C’était sans doute un signe de jeunesse. Mes touristes en couples, mes femmes chez le coiffeur, la tête surmontée d’un grand pot, tout ce petit monde un peu provocant ne correspond plus aujourd’hui à mon état d’esprit. Je cherche à exprimer ce qui me semble à la fois rare et important: la douceur, l’intemporalité, la tendresse.

Mais il n’y a pas chez moi de volonté définie. Je pense à tout cela, vaguement. C’est un peu comme l’humour qui serait, paraît-il, contenu à fleur de terre dans mes personnages ou dans leurs attitudes : je crois qu’il surgit inconsciemment du bout de mes doigts, sans doute à cause de la naïveté de mon regard sur le monde.

Peints ou sculptés, les visages des hommes et des femmes surgissent de ma mémoire. Le plus souvent, il s’agit de mon père, de ma mère. Comme je suis timide, je n’ai eu longtemps qu’eux comme modèle. Pendant six années, à la fin de sa vie, j’ai vécu seul avec mon père replié sur lui-même.

Pour monter ma dernière exposition chez Basmadjian, j’ai travaillé la terre pendant six mois. Je me suis régalé, et pourtant c’était dur. C’est un besoin qui m’entraîne et je ne peux plus décoller de mes sculptures. Je fais parfois des journées de plus de dix-huit heures ! Une folie et en même temps un plaisir. J’ai toujours envie de terminer avant que la terre ne soit sèche. Je sais que je pourrais la recouvrir d’un plastique ou d’un linge mouillé. Mais c’est toujours la conscience du métier qui me tenaille. Je me dis qu’il faut que tout soit terminé en bloc afin que la terre puisse sécher d’un seul mouvement. J’imagine que la solidité doit être ainsi accrue. Ce n’est certainement qu’une idée, mais je m’y accroche avec plaisir. Je travaille donc sans cesse sur la même pièce jusqu’à ce qu’elle soit terminée. Évidemment je la laisse très légèrement sécher vers le bas pour éviter les affaissements, mais à peine. Il y a chez moi un côté “ équilibriste” !

Je termine toujours mes peintures et mes sculptures par le regard. L’œil est l’élément vivant par excellence. Une fois la forme mise en place, je concentre toute mon énergie, aussi longtemps que nécessaire afin que mes personnages soient pourvus d’une véritable expression des yeux.

Mon bonheur, c’est sans doute de perdre la conscience de ce qui m’entoure, de m’enfoncer dans la perception de mes doigts caressant la terre. Tout mon corps travaille. Je suis devenu le petit enfant qui monte son château de sable. Il a oublié l’heure de manger. Il est heureux…