C’est en France, aux environs de Paris, à Alfortville sur Seine que nait en 1929 Jacques Alsanian.
Alfortville était une banlieue à la fois semblable à beaucoup d’autres et tout à fait singulière puisqu’elle abritait les rescapés du génocide arménien de 1915 et leurs descendants.
Jacques Alsanian vivait dans une de ces maisons blotties les unes contre les autres, dans une famille traditionnelle, ses parents étant toujours demeurés fidèles à leur culture.

Est-ce parce qu’il va s’ennuyer à l’école qu’il quitte à l’âge de douze ans, et parce qu’il voit les maîtres bottiers accomplir des prouesses avec des pièces de cuir, qu’il décide d’être bottier ou bien rien ?
Ou est-ce parce qu’il vagabonde des heures durant dans les champs de l’île saint Pierre, (sur les bords de Seine, ou l’on peut encore voir paître moutons et vaches) là où il sait pouvoir rejoindre dans sa cabane ce vieil arménien excentrique, violoneux et planteur de haschich, qui chante et conte les histoires de son pays, qu’il deviendra ce peintre à la manière des Primitifs où narration et contemplation s’entrelacent ?
Est-ce parce qu’il écoute les mélopées des survivants, les récits tantôt cocasses, tantôt douloureux, entrecoupés de silences, de soupirs, ou de sanglots, qu’il deviendra cet être éclairé de l’intérieur, dont la peinture est tout à la fois tristesse et lumière ?
Ou est-ce parce qu’il est, comme le croyait sa mère, habité par un djinn (qu’elle voulait extirper en l’arrosant d’eau bénite) qu’il est en empathie perpétuelle avec les êtres, les animaux, les lieux ?

Mais à y regarder de plus près, plutôt que d’y voir des stigmates, n’est-ce pas plutôt la marque d’une aptitude à se décoller du réel par le biais de la contemplation ? Ce qui l’amènera à capter, interpréter, à montrer les multiples facettes de cette “petite Arménie” d’Alfortville. Il en fera la peinture dans ses premiers tableaux, dans une gamme et une palette de camaïeux mordorés, verdâtres, sombres, cuivrés, ocres, d’où surgissent des personnages entourés d’un halo, d’une lueur amortie, qui font “penser aux figures des premiers chrétiens dans la peinture byzantine.” (Lettres françaises, décembre 1969)
La matière est opaque et travaillée avec ardeur, à coups de pointillisme.
De cette période, la journaliste Arianne Zabellian dira : “Les toiles travaillées comme de la glaise, chargées d’une matière qui semble de la terre et de l’herbe humide écrasées, et qu’on arrache des semelles de souliers pesant: le poids de la terre-mère trop lourde à porter.” (Revue Armenia , n 102)

De cette pratique, de cette technique, découleront ces différentes manières que l’on n’a pu tenter de classifier en :
période Jaune (1960 – 1969)
période Fantomatique (1970- 1980)
période des Soleils-nuit (1980- 1988)
et celle des Corps-lumière (1990 – 2003)

Il n’aura de cesse de peindre les visages, tous les visages, qu’il met en place dans des compositions qui sont autant “d’icônes du quotidien”.
Il n’aura de cesse de les peindre, de les sculpter, de les transposer, fabricant ainsi une mémoire picturale de la diaspora, mais aussi de l’humanité: les parents, les voisins, l’oncle tailleur (parti vivre aux États–Unis pour y vendre des parapluies coiffé d’un béret, appuyé sur sa canne qui deviendra sceptre dans certains tableaux) Les grands mères habillées de noir (couleur du deuil éternel) penchées sur le marc de café. Les jeunes femmes, souvent couturières, se tenant droites ou courbées devant leurs machines à coudre. Les couples, ou les familles au grand complet, le regard hypnotisé par l’écran d’un téléviseur, promu au rang d’objet ethnique.
Le père, qu’il dessine, peint, filme et sculpte inlassablement; assis ou allongé dans un canapé; le regard ailleurs, ou lisant le journal, accompagné parfois d’un chien, avec pour tout décor un magnifique tapis comme on peut en voir dans les peintures d’Holbein.

En bas de chez lui Il y avait un café : le café Philippe, lien entre les générations, haut lieu de la tradition orale, une sorte de “gueuloir”, où se déliaient les voix. Les conversations y explosaient en joutes oratoires roulant sur la politique, le sport, ou le dernier combat de Robert Kechichian, alors champion de boxe, mais savaient aussi s’accommoder des petites histoires de tout un chacun à moins que ce ne soit la grande…
Dans cette ambiance surchauffée ou dans un silence recueilli, claquent les pions, les dés, les dominos sur les “tavelous” et les échiquiers. Les cartes tenues serrées dans des mains puissantes, les corps rassemblés en cercle ou en file-indienne, les visages concentrés, tous ces éléments constitueront pour Jacques Aslanian un véritable réservoir dont il viendra butiner les images en buvant son café.

Pendant ce temps, (1960-1966) il exerce divers métiers : bottier, vendeur sur les marchés, blanchisseur, retoucheur à domicile, machiniste/accessoiriste pour la compagnie du mime Marceau, ou “brigadier” (celui qui tape les trois coups ) au théâtre de l’œuvre.
Il s’inscrit aux ateliers de la “Grande Chaumière” et c’est a partir de 1966 qu’ il se consacre pleinement et à tout jamais à la peinture.

Il fait à cette époque des rencontres décisives, les potiers Alain et Jean Girel, et Claude Champy qui plus tard fera ses cuissons.
C’est eux qui, immédiatement après avoir vu son travail, organiseront avec l’aide du sculpteur Laslo Szabo sa première exposition à “l’Académie du Feu”.
Créant la surprise sur le public, elle aura pour effet de déclencher de nouvelles rencontres.
En 1967 il fait la connaissance du marchand Herve Odermatt avec qui il signe un contrat.
Deux autres expositions suivent, grâce à Joseph Franceschi alors maire d’Alfortville (c’est lui qui lui présente Maurice Chouri, propriétaire de la galerie du “Vieux Bouquiniste” dans le 4ème arrondissement).
En 1969 il fait la connaissance de Pierre Mac Orlan, introduit par des amis il lui sert pendant un an, d’homme à tout faire, il y apprendra ses chansons et beaucoup d’autres choses du vieux Paris …
De 1972 a 1973, il part aux États-Unis. Il peindra à son retour la société américaine dans une série de toiles chargées d’humour.
En 1974 l’écrivain Alphonse Boudard accompagne d’une introduction l’exposition de ses toiles à la galerie Jacques Beauvais.
A partir de là, se crée autour de lui, une constellation d’amis : les cinéastes Jacques Kébadian, Robert Bresson qui plus tard le fera figurer dans l’un de ses film : “L’Argent” .
L’helléniste Jacques Lacarrière, Jacques Meunier, le poète Luc Bérimont… Tous le conforteront dans sa voie.
Beaucoup d’entre eux ont reconnu sa valeur et ont jalonné de petites lumières la vie solitaire qu’il mena avec son père jusqu’en 1983.

Il continuera de peindre et d’exposer encore pendant 20 ans convertissant, imperceptiblement, la culture arménienne en culture universelle, accomplissant ainsi un véritable tour de force, d’esprit, un tour de passe-passe; immortalisant les anciens vivants en vivants éternels.

Il s’éteindra en 2003, laissant derrière lui ou devant nous une œuvre passionnante, qui sans doute, doit trouver sa place dans l’histoire de la peinture.

Frédérique Berchaud

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